Stu et Frannie
partirent pour le mont Flagstaff vers onze heures du matin. Ils s’arrêtèrent à mi-hauteur. Stu apporta le panier tandis que Frannie se chargeait de la nappe et de la bouteille de vin du Rhin. C’était elle qui avait eu l’idée de ce pique-nique, mais un étrange silence s’était installé entre eux.
– Aide-moi à mettre la nappe, s’il te plaît, dit Frannie. Et fais attention aux chardons.
Ils s’étaient installés dans une petite prairie en pente, trois cents mètres au-dessous du cirque Sunrise. Boulder s’étendait devant eux dans le brouillard bleuté. C’était encore une belle journée d’été. Fort, puissant, le soleil brillait de tout son éclat. Des criquets grinçaient dans l’herbe. Une sauterelle bondit et Stu l’attrapa d’un geste vif de la main droite. Il la sentait sous ses doigts, cette petite bestiole terrorisée qui le chatouillait.
– Crache et je te laisse partir, dit-il, se souvenant d’un jeu de son enfance.
Il leva les yeux. Fran lui souriait tristement. Elle tourna brusquement la tête et cracha. Et ce geste fit mal à Stu.
– Fran…
– Non, Stu, ne parlons pas de ça. Pas maintenant.
Ils étalèrent la nappe blanche que Fran avait « empruntée » à l’hôtel Boulderado et, sans un geste inutile (il se sentait bizarre à la voir se baisser avec grâce et souplesse, comme si sa colonne vertébrale ne lui avait jamais fait mal), elle disposa sur la nappe leur pique-nique : salade de laitue et de concombres, sandwiches au jambon, une bouteille de vin, une tarte aux pommes pour le dessert.
– J’ai l’estomac dans les talons. On attaque ?
Il s’assit à côté d’elle, prit un sandwich et un peu de salade. Il n’avait pas faim. Il avait mal. Mais il mangea.
Lorsqu’ils eurent tous les deux avalé un minuscule sandwich et presque toute la salade – elle était vraiment délicieuse – plus une petite part de tarte aux pommes, elle se tourna vers lui :
– Quand est-ce que tu pars ?
– À midi.
Puis il alluma une cigarette en abritant la flamme dans le creux de ses mains.
– Il te faudra combien de temps pour arriver là-bas ?
– À pied, je n’en sais rien, répondit-il en haussant les épaules. Glen n’est plus tout jeune. Ralph non plus d’ailleurs. Si nous faisons cinquante kilomètres par jour, nous devrions arriver vers le premier octobre, je suppose.
– Et si la neige commençait très tôt cette année dans les montagnes ? Ou dans l’Utah ?
Il haussa encore les épaules en la regardant dans les yeux.
– Un peu de vin ? demanda-t-elle.
– Non. Je le trouve trop acide.
Fran se servit un autre verre et le vida presque aussitôt.
– Est-ce qu’elle était la voix de Dieu, Stu ?
– Frannie, je n’en sais vraiment rien.
– Nous avons rêvé d’elle et elle était la voix de Dieu. Tout ce truc fait partie d’un jeu stupide, tu ne crois pas, Stuart ? Tu as déjà lu le Livre de Job ?
– Je n’ai jamais été très porté sur la Bible.
– Ma mère l’était. Elle voulait absolument nous donner une certaine culture religieuse, à mon frère Fred et à moi. Elle n’a jamais dit pourquoi. Ça ne m’a servi qu’à une seule chose, autant que je sache : je pouvais toujours répondre aux questions sur la Bible dans les jeux à la télévision. Il y en avait un qui fonctionnait à l’envers. On te donnait la réponse, et tu devais trouver la question. Quand il s’agissait de la Bible, je trouvais toutes les questions. Job était l’enjeu d’un pari entre Dieu et le démon. Le démon dit : « D’accord, il Te prie. Mais il se la coule douce. Si Tu lui fais la vie dure suffisamment longtemps, il va Te tourner le dos. » Dieu accepta le pari. Et Dieu a finalement gagné, fit-elle avec un sourire éteint. Dieu gagne toujours.
– C’est peut-être un pari, répondit Stu. Mais il s’agit de leur vie à eux, de la vie de tous ces gens qui sont maintenant à Boulder. Celle du petit que tu as dans ton ventre. Elle a bien dit que c’était un garçon ?
– Elle n’a même pas pu me rassurer à son sujet. Si elle l’avait fait… simplement ça… j’aurais eu moins de mal à te laisser partir.
Stu ne trouva rien à dire.
– Il n’est pas loin de midi, dit Fran. Tu veux bien m’aider à ramasser ?
Le pique-nique à moitié intact retourna dans le panier d’osier avec la nappe et le reste du vin. Stu regarda l’endroit où ils s’étaient assis. Il ne restait plus rien, sauf quelques miettes que les oiseaux viendraient bientôt picorer. Lorsqu’il leva les yeux, Frannie le regardait, en larmes. Il s’approcha d’elle.
– Ça va. C’est que je suis enceinte. J’ai toujours les larmes aux yeux. Je ne peux pas m’en empêcher, on dirait.
– C’est normal.
– Stu, fais-moi l’amour.
– Ici ? Maintenant ?
Elle hocha la tête, puis sourit doucement.
– Nous serons très bien. À
condition de faire attention aux chardons.
Ils redéplièrent la nappe.